Parmi les papiers des ducs de Bouillon, séquestrés au cours de la Révolution, on trouve une lettre datée: Nérac-janvier, et signée Sidné (Arch. Nationales R2 82).
Elle cause quelque surprise autant par sa teneur que par la signature d'un nom étranger à la ville et même à la région.
Cette lettre fut adressée à M. Bafoyl, conseiller secrétaire agent général des affaires du duc de Bouillon, rue de Seine, près du Collège des Quatre-Nations, à Paris. Si ce Bafoyl fut aisément identifié, il n'en fut pas de même de Sidné dont les termes de sa lettre révèlent un caractère ardent, autoritaire, se ressentant d'une origine élevée et d'une habitude de commandement longtemps exercé. La lettre, qui est trop longue pour être donnée in-extenso. débute ainsi :
« Pour m'acquitter de la promesse que je vous fis de vous donner avis des affaires de ce pays, je vous dirai, etc., etc. »
Et comme Sidné parle souvent de l'intérêt qu'il porte au duc, on peut être assuré qu'il était de ses amis et placé à Nérac en observateur, à une époque où la ville, par la faute de ses dirigeants, était livrée au désordre et à la gabegie dans tous les domaines.
Il signale bon nombre de Néracais tels que le sieur Poul, lieutenant assesseur, qu'il traite d'idiot, le sieur Masparault, piètre avocat auquel on ne pouvait confier un procès d'un écu, les frères de Casmont, de mauvaise conduite, dont l'un inquiété pour cause de l'assassinat d'un officier, dans son lit. Puis un certain Lavallade et David, turbulent apothicaire. Il parle aussi du braconnage pratiqué dans le parc de Durance, de la complicité des gardes et fait allusion aux chasses mieux surveillées de M. de La Rochefoucauld et de Mme d'Hauterive, de Ruffec, qu'il paraissait bien connaître. Mais le personnage le plus souvent nommé, à ses yeux le plus coupable, était Mazelières, ce même Paul de Mazelières que le duc avait promu Gouverneur et Intendant d'Albret en 1675. Sidné s'étend sur ses propos irrespectueux à l'égard du duc, sur ses vilenies dont on ne peut douter puisque quelques Néracais, outrés de ses méchancetés et victimes de ses injustices, l'assassinèrent le 30 septembre 1680.
Vers la fin de sa lettre, une phrase devait retenir mon attention :
« Quant au reste, je ne puis pas prendre intérest à rien icy ou si les eusse jamais pris les lettres que je reçeus d'Angleterre la sepmaine passée m'en détacherait. »
Ce passage assez énigmatique devait, cependant, clarifier une hypothèse. Sidné était-il Anglais ? En poursuivant mes recherches, j'acquis la certitude que Nérac, depuis assez longtemps, donnait asile à un personnage de qualité.
Il s'agissait, en effet, de Sir Algenor Sidney, né en Angleterre en 1622, fils de Sir Robert Sidney, comte de Leicester, vicomte de l'Isle, baron de Penhurst, ancien ambassadeur, chevalier de l'Ordre de la Jarretière, conseiller d'Etat, et de Lady Dorothée Percy de Northumberland. Cet aristocrate bon teint se rangea sous la bannière de Cromwell pour combattre Charles Ier, roi d'Angleterre, qui s'était rendu odieux par ses attaques aux libertés publiques et sa persécution des presbytériens écossais et des puritains anglais.
A Cromwell s'étaient joints Fairfax, Ludlow, Milton et notre Sidney, qui furent qualifiés dès lors « indépendants » et « républicains ».
Charles Ier, réfugié en Ecosse, leur fut livré; ils épurèrent le Parlement et firent déclarer le Roi coupable de haute trahison. Condamné à mort, il fut décapité en 1649, devant le Palais de Whitehall.
Déjà, Sydney avait participé à des mouvements. En 1642, il avait contribué à la répression de la rébellion d'Irlande, avait adopté en 1643 la cause du Parlement et était devenu gouverneur de Chichester. En 1647, il avait repris du service actif comme lieutenant-général de cavalerie. Nous le voyons gouverneur de Douvres en 1648, enfin ambassadeur en Suède et au Danemark.
Toute révolution a son revers. Charles II, fils du supplicié, fut reconnu Roi en 1660; il ne restait plus aux régicides que de prendre le chemin de l'exil.
Cromwell mourut, Fairfax trahit son parti en favorisant la Restauration, Sydney et Ludlow voyagèrent beaucoup et Milton, qui avait été secrétaire de Cromwell, devait mourir en 1674, pauvre et aveugle, après avoir dicté à sa femme et à ses deux filles son chef-d'œuvre : « Le Paradis perdu ».
Sydney quitta le Danemark en 1660, passa à Hambourg, puis à Ausbourg et enfin à Venise. A Rome, en novembre 1660, il fut reçu avec égards et courtoisie par le Cardinal Azzelini (Barbe-rini). En été 1661, le Prince Pamphili, neveu du Pape, l'installa dans une villa de Frascati. Vers août 1663, il passa trois semaines à Vevey avec Ludlow. En décembre, on le voit à Bruxelles et de nouveau à Ausbourg. En 1665, il revint en Hollande puis gagna Francfort.
A son passage en Hollande, il avait approché le grand patriote Jean de Witt qui le recommanda à notre ambassadeur, le Comte d'Estrades, un Agenais. Ce dernier écrivit à Louis XIV:
« M. de Witt me prie de donner un passeport pour aller en France aux sieurs Sidney et Ludlow. Ce sont deux personnes de grand mérite. Ils sont à Francfort et ont désiré aller trouver Votre Majesté pour des affaires importantes. »
L'ambassadeur écrivait aussi à M. de Lionne, secrétaire d'Etat des Affaires étrangères:
« M. de Sidney, personne de qualité et de grand mérite et qui a été employé dans de grandes ambassades par feu le Protecteur, m'ayant témoigné que dans cette conjoncture que le Roi a déclaré la guerre contre l'Angleterre, il souhaitait se mettre sous la protection de S.M. et aller lui-même en France offrir ses services si l'occasion s'en présente, j'ai estimé à propos de lui envoyer mon passeport pour ne retarder pas l'occasion qui pourrait se présenter au service de S.M. dans cette conjoncture, me remettant, Monsieur, à ce que vous jugerez plus à propos après avoir entretenu M. Sidney. »
Sidney, bien qu'éloigné, conspirait toujours et supposait que Louis XIV, à qui il offrait ses services par l'intermédiaire du Comte d'Estrades, serait peut être disposé à déclarer la guerre à l'Angleterre où régnait depuis peu Charles II, son cousin germain. Louis XIV le reçut, en effet, et nota dans ses Mémoires :
« J'écoutai les propositions qui me furent faites par M. Sydney, gentilhomme anglais, lequel me promettait de faire éclater dans peu quelque sotdèvement, en lui faisant fournir cent mille écus. mais je trouvai la somme un peu forte pour l'exposer ainsi sur la foi d'un fugitif, à moins de voir quelque disposition aux choses qu'il me faisait entendre. C'est pourquoi je lui offris de donner seulement vingt mille écus comptant avec promesse d'envoyer après atix soulevés tout le secours qiri leur serait nécessaire aussitôt qu'ils paraîtraient en état de s'en pouvoir servir avec succès. »
Voilà un point d'histoire qui prouve bien que Louis XIV n'était pas opposé au soulèvement que Sidney aurait tenté s'il avait obtenu la somme demandée. Le projet échoua et, plus tard, Colbert écrivait que le Roi ne se souciait pas de savoir Sidney à Paris ou en Languedoc pourvu qu'il ne revint pas en Angleterre. C'est, en effet, en Languedoc que nous retrouvons Sidney. Le 6 octobre 1668, à Montpellier, il délivrait à M. Daniel d'Abre-nathée, ministre protestant au Caila, un certificat portant témoignage de l'ancienneté de sa famille, d'origine écossaise. Comment Sidney avait-il échoué à Montpellier ? En été 1670, il était à Paris.
C'est dans les années qui suivirent que les Néracais durent être saisis d'étonnement en voyant descendre d'un équipage un grand seigneur et ses laquais, dont ils ignoraient l'origine, accueillis avec déférence, sans doute par des notables au nombre desquels devait se trouver M. de Canterac, gouverneur du Château, dûment instruit de cette arrivée dont nous ignorons la date précise. On peut avancer qu'elle fut antérieure à l'an 1674. Les registres paroissiaux de Nérac nous en donnent la preuve:
« 13 mai 1674, à Nérac, publication du ban de mariage d'Olivier de Cheyney, fils de feu noble François de Cheyney, natif de Excès (Essex), en la Comté de Sophol (Suffolk), en Angleterre, épousant en la maison de M. le Comte de Sidné (Sydney). Et Demoiselle Suzanne de Groundoy (sic), fille de Noble Pierre de Groudovy (sic), dans le Comté de Devoncher (Devonshire), en Angleterre. >
Nous ne savons rien de ce M. de Cheyney, en séjour à Nérac chez M. Sidney et assez lié avec lui pour se marier en sa maison.
Nous avons vu dans sa lettre à M. Bafoyl, simplement datée « Nérac-janvier », que Sidney faisait allusion à des nouvelles venues d'Angleterre qui semblaient le préoccuper. Cette lettre est de janvier 1677. Diverses notes nous apprennent que son père, fort malade, désirait le revoir avant de mourir. Telle était son inquiétude. Grâce à son neveu, le Comte de Sunderland, et à la protection de son grand ami Sir Henry Saville, ambassadeur d'Angleterre à Paris, il obtint un passeport qui lui permit d'arriver assez tôt:
« My father being dead ivithin six weeks after my arrivai. »
(Mon père étant mort six mois après mon arrivée), le 2 novembre.
De Londres, le 29 novembre 1677, écrivant à un ami, il parlait de quelques ennuis qu'il avait avec un de ses frères au sujet de la succession et confessait qu'après le règlement de ses affaires il désirait quitter l'Angleterre à jamais et acheter une habitation agréable en Gascogne, pas loin de Bordeaux où il finirait les jours que Dieu lui réserverait. Il ne pouvait s'agir que de Nérac! Sa dernière lettre de Londres est du 31 octobre 1679. Malgré son désir de ne plus revoir l'Angleterre, il résolut d'y revenir et comme un nouveau passeport était indispensable, de Nérac, où il était revenu, il écrivait le 18 décembre 1682 à son ami Saville et le priait d'obtenir cette pièce. Atteint de nostalgie, il ajoutait:
« / désire no more than to return on this side the seas after the three months where i intend to finish my days without thin-king any more of living in England. »
(Je ne désire rien d'autre que de revenir de l'autre côté de cette mer où j'ai l'intention de finir mes jours sans plus penser à vivre en Angleterre.)
Il obtint ce passeport qui devait lui être fatal. Charles II régnait toujours et n'avait pas oublié ceux qui avaient provoqué la Révolution et la mort tragique de son père. Sidney, une fois encore, bravait le danger. Fort suspect à la Cour, il fut arrêté chez lui le 20 juin 1683, à une heure de l'après-midi, alors qu'il était à table, et fut jugé le 26 novembre. Au cours de son procès, on entendit son valet, Joseph Ducasse, qui vint déposer devant la Chambre des Lords. Mais qui était donc ce Ducasse, au nom bien français, sinon gascon ? On va vous le dire. C'était Joseph Ducasse, fils aîné de Jérémie Ducasse, sieur de Lacouture, de Nérac, qui était sorti de France pour cause de religion et s'était retiré en Angleterre « sous la livrée d'un valet du Comte de Sidney », ainsi qu'il est rapporté aux dossiers TT 122 et 127 des Archives Nationales.
Sidney fut exécuté le 7 décembre 1683. Enseveli à Penhurst, son épitaphe porte:
« Ici repose le corps de l'Honorable Algenor Sydney, écuyer, second fils du Comte de Leicester, qui décéda dans sa 61e année, l'an du Seigneur 1683. »
Notons que par erreur bon nombre d'ouvrages anglais et français donnent l'année 1682.
On ne sait si les Néracais se doutèrent de l'importance de ce personnage et du rôle qu'il joua dans cette Angleterre si fortement secouée au XVIIe siècle. Ils retinrent, à n'en pas douter, sa vie fastueuse, son train de maison, le nombre de ses valets, autant de choses qui témoignent de sérieuses ressources. Sydney était fort riche. Dans sa lettre du 15 février 1678 adressée à son ami Benjamin Furly, à Rotterdam, il disait bien que son père lui avait légué une somme considérable dont il pensait envoyer une partie outre-mer; quant à l'autre, il voulait l'affecter à un achat; sans doute pensait-il à cette habitation agréable en Gascogne.
Si nous ignorons tout de son comportement à Nérac à l'égard des habitants, de ses réceptions, de ses habitudes, bonnes ou mauvaises, on peut croire qu'il faisait bonne chère, copieusement arrosée. Nous en trouverions presque la preuve dans une de ses lettres à Furly. Il lui mandait qu'un de ses amis avait acheté, pour sa consommation personnelle, une certaine quantité de vins français et vingt pièces de « Brandy ». Grand buveur, il devait l'être assurément puisque son verre à boire consistait en un énorme gobelet d'argent qu'il faisait circuler autour de sa table pour que chaque convive y pût boire, à tour de rôle, après l'avoir de nouveau rempli. Il le légua à son ami Furly, de qui il revint à la famille de Lord Shaftesbury.
Ayons un souvenir pour ce sujet britannique qui goûta les charmes de la Gascogne et qui y vécut assez longtemps pour apprécier les bords de la Baise et les préférer à ceux de la Tamise.
Revue de l'Agenais 1965
Archives Nationales
G. de Lagrange-Ferregues.